vendredi 6 octobre 2017

Les subprimes de l’art contemporain

Souhaitant me rendre aujourd'hui au Bozar Accessible Art Fair, j'ai constaté avec étonnement le prix - selon moi - exorbitant du ticket d'entré : 15€.
Cela m'a poussé à poster ici une version plus aboutie (et moins virulente - mais sincère) d'un précédent billet portant sur le même sujet, texte rédigé en juin 2016, initialement prévu pour La Revue Nouvelle.

L’art contemporain, pour quoi faire ? 


























La scène est connue :
Un visiteur lambda se retrouve, un peu par hasard, dans une galerie d’art ou un musée d’art contemporain. Soudain le voilà face à une œuvre faite de traits difformes et sans apparente cohérence. Deux, voire trois couleurs se disputent la surface d’une petite toile blanche minimaliste affublée d’un titre mystico-poétique. « Ma nièce de 4 ans fait mieux que ça. » ; « Cela, j’aurais pu le faire aussi. » ; « Je n’y comprends rien, pour moi ce n’est pas de l’art. ». La scène est connue, vécue, parodiée et même assimilée, notamment par les galeries et musées, lesquels se disent probablement que ce public n’est de toute façon pas destiné à comprendre les œuvres qu’elles exposent fièrement.

Autre scène connue :
Une classe de secondaire d’une école dite « difficile » de Bruxelles, une de ces fameuses écoles « poubelles » ou « ghettos », à la population « fragile », voit un courageux professeur organiser une sortie culturelle dans un musée d’art contemporain. L’objectif est louable mais ambitieux : sortir quelques heures des murs de l’école dans l’espoir de faire découvrir le génie artistique valorisé dans ces beaux endroits où la plupart de ces étudiants n’ont jamais mis un pied. Bravant les acrobaties administratives et organisationnelles nécessaires à une telle sortie, c’est motivé et de bonne foi que le professeur les traîne dans une alcôve de culture et d’art, afin de les ouvrir au monde et de leur permettre, peut-être, de vivre un déclic salutaire.

Mais une fois passée l’introduction, ce jeune public se retrouve confronté à la même petite toile blanche aux traits hasardeux, ne leur inspirant qu’hilarité, incompréhension et mépris.

Dépité face à son échec cuisant, fâché et vexé, le professeur épuisé se convainc qu’il se ne sert à rien d’apporter un peu de culture à un public qui ne le mérite pas. Les galeries et musées se voient rassurées dans leurs choix artistiques, car ce public n’est de toute façon, selon eux, pas capable de comprendre.

Un troisième cliché :
Vernissage d’une exposition dans une galerie d’art prestigieuse : un parterre très bourgeois s’extasie devant les quelques traits sauvages miraculeusement recueillis sur une petite toile blanche. Le public se félicite d’assister à une si talentueuse démonstration artistique, se remémore les autres expositions où le génie torturé a précédemment exposé. Il étale ses connaissances et relations, est content de frayer entre semblables, consolidant chaque fois un peu plus l’intimité du cercle créé dans les hauts lieux de la culture artistique contemporaine. En aucun cas, ces happy few ne souhaiteraient débattre du contenu avec ces quelques visiteurs interloqués, perdus, qui prétendent que leur nièce peut faire de même. Ils ne souhaitent pas non plus expliquer le message qui se cache derrière ces quelques traits à d’un public de jeunes issues d’écoles difficiles, la tâche leur semble insurmontable.

Ces trois scènes, clichés ou histoires vécues, tendent à nous faire croire que l’art contemporain sert à exclure.


Un marché avant tout
Quel est le rôle de l’art contemporain ? Difficile à dire, tant chacun a le droit d’avoir sa propre opinion sur le sujet ; tout comme chacun a droit à sa propre définition de l’art. Ma vision du rôle de l’art contemporain s’articule autour de quatre axes : éveiller, introduire, dénoncer, exprimer. Voilà qui est large et englobe une multitude d’œuvres et d’artistes que je n’apprécie pas le moins du monde, mais là n’est pas la question, précisément.

Mais quid d’un artiste qui n’arrive ni à éveiller une classe de jeunes ni à introduire un visiteur lambda au monde artistique ? Si une petite toile blanche parcourue de quelques traits ne dénonce rien et n’exprime rien, de quoi parle-t-on alors exactement ? Pour le comprendre, il faut s’interroger sur l’organisation du monde de l’art contemporain.

Celle-ci prend essentiellement la forme d’un marché. Il n’y a d’ailleurs pas de mal à cela : si des artistes arrivent à apporter au monde de quoi éveiller, introduire, dénoncer et exprimer, alors ils doivent être rémunérés pour leurs efforts, c’est la moindre des choses. Après, le marché décidera de la cote de l’un ou de l’autre, tout cela n’est – malheureusement – qu’une question de réseaux, de lobbying, de représentations, de moyens financiers, et puis, parfois, de soutien de certaines galeries d’art. 

Mais ce marché peut être analysé et ensuite exploité, voire détourné. De nombreux grands « génies » de l’art l’avaient bien compris, qui mirent en place une très efficace démarche cynique de production à outrance. Vous êtes vous déjà demandé combien de peintures Picasso a produites, et pourquoi on en trouve de nombreux exemplaires dans presque tous les musées du monde ? Il a inondé un marché. Andy Warhol a réussi à vendre des trames de couleurs ou des cubes géants de poudre à lessiver avant de créer, cyniquement toujours, une Factory, qui produira de quoi acheter « de l’art », ou ce qui était présenté comme tel, à une nouvelle clientèle désireuse d’afficher sa culture et son aisance. Il n’est alors plus question que de satisfaire la demande du marché.

Génie artistique et génie marchand peuvent donc être combinés, mais ne le sont pas nécessairement. Entre le médiatique imposteur et l’artiste maudit, la palette de nuances est infinie.

Des bulles artistiques

En 2016, les galeries et musées bruxellois nous offrent-elles encore des exemples de doubles « génies », virtuoses par leur technique et par leur maîtrise du marché ? Le doute est permis. Ne crachons pas sur l’ensemble des personnes impliquées dans la sélection et la présentation des œuvres d’art contemporaines, il en est qui remplissent leur rôle convenablement. Cependant, trop nombreuses sont celles qui se sont perdues dans les dérives du marché, sans pour autant y comprendre quoi que ce soit.
Ainsi, Bruxelles a accueilli récemment de nombreuses foires d’art contemporain, présentant jusqu’à l’écœurement une multitude d’œuvres et d’artistes connus/reconnus. Est-il sincèrement possible d’exposer autant de talents remarquables, autant d’œuvres visant à éveiller, introduire, dénoncer et exprimer ?

Des expositions, des musées, j’en ai vu des centaines dans ma vie, peut être même des milliers. J’ai eu la chance d’avoir une éducation (cf: "Les Nabilla du Jihad") qui m’a ouvert l’esprit à l’art contemporain en particulier. J’ai également eu celle de fréquenter une école où l’art (théâtre, musées, arts du cirque,…) était partie intégrante du programme scolaire et transmis par des professeurs convaincus de ses bienfaits pour notre éducation. J’ai peut-être aussi la chance de reconnaître dans quelques traits bruts sur une toile blanche une expression ou une réflexion que peu verraient sans information complémentaire. 


Mais ce que je vois à Bruxelles depuis des mois, je n’en peux plus… On a beau être ouvert et peu critique, quand le marché devient aussi débile qu’une émission de télé-réalité, il faut oser le dire. Ou en tous cas dire qu’on n’y adhère pas. Une (très) grande partie de ce qui nous a été présenté lors des dernières foires bruxelloise avait le niveau d’un Loft Story : du vent, du vide, de l’idiotie. Pas de cynisme, pas de talent caché, pas de message trop complexe, non, rien de tout cela. Il n’y avait juste rien à en tirer. Dès lors pourquoi nous présenter cela ? Parce que le marché l’accepte, et que des gens qui n’y comprennent rien se définissent comme acteurs de ce marché.

Mais également pour les raisons fiscales…

Si les succursales belges de galeries prestigieuses poussent comme des champignons dans certains quartiers de Bruxelles, ce n’est certainement pas pour valoriser la production artistique locale ou combler la demande d’un public d’acheteurs peu exigeants. Les clients de ces galeries sont américains, russes, chinois ou émiratis. Ils achètent des œuvres facturées via la succursale belge, ce qui permet non seulement d’échapper à la TVA (acquisition intra-communautaire pour l’Europe, import/export à l’international), mais permettrait également quelques souplesses dans la dénomination des factures.

Vous souhaitez blanchir 50.000€ d’impôts? Achetez une ‘œuvre’ d’art contemporain sur catalogue ou par téléphone, auprès d’experts du milieu travaillant pour des galeries à la renommé internationale. Faites vous facturer par la petite succursale belge pour « architecture d’intérieur et travaux de rénovation de bureau ». Voilà vos 50.000€ - hors tva et net d’impôts – transformés en une pièce d’art contemporain.
N’accusons bien sûr pas toutes les galeries de tels procédés, mais rajoutons dans l’équation que beaucoup de ces galeries prennent entre 30 et 60% de commission sur les ventes. C’est normal me direz-vous, c’est leur business. Mais c’est dès lors leur intérêt de surévaluer les productions artistiques, voire d’introduire sur le marché ce qui ne mérite pas d’y figurer une seconde ! Ceci grossissant toujours un peu plus la bulle spéculative créée par un public qui achète trop souvent sans autre motivation que l’évasion fiscale.

La demande créant l’offre, les galeries ont tout intérêt à proposer le plus d’œuvres possibles. Par ailleurs, l’écrémage artistique qui définissait leur rôle initial perd de son intérêt. Au final à quoi bon présenter de la qualité puisque le public se contentera de peu ? Voire de très, très peu. Si le cynisme, la provocation et le bluff eurent un temps leur place, il semblerait qu’aujourd’hui la facilité et la complaisance occupent le terrain.



 Admettons un instant que ces montages fiscaux et autres bulles spéculatives n’existent que dans mon esprit, il reste peu crédible que ce qui nous a été présenté lors des récentes foires bruxelloises soit le fruit d’une sélection critique. Quand bien même Bruxelles ne serait qu’une ville de province aux yeux des grandes galeries, la sélection d’œuvres présentées à un public belge soi-disant « exigeant » et « connaisseur » nous ridiculise à chaque nouvelle foire. 

De fait, lors d’une récente foire, estomaqué devant une série d’œuvres qui n’avaient pas grande profondeur, il fut difficile (en réalité, impossible) d’avoir un explicatif à la hauteur de l’espace que ces œuvres occupaient. « Il vient de Berlin, mais maintenant il vit à New York. » ; « Elle vient de New York, mais maintenant elle vit à Berlin. ». Certes, mais encore ? « Cette œuvre date de 2013. » Et ? C’est tout. On dirait une blague, un cliché, une exagération de ma part, mais cela correspond à la triste réalité. 

Devant des monochromes blancs, réalisés en 2016 en plus, que peuvent bien nous raconter les exposants lorsqu’ils n’ont même pas pris la peine de combler le vide artistique par une quelconque fumisterie linguistique ? De toute façon, ils ne semblent pas là pour inculquer le sens profond de l’art aux visiteurs, mais bien de vendre l’invendable à une clientèle précise. Prenons un autre exemple : sur un petit tréteau métallique blanc est posé un pot de crème glacée vide, tenant en équilibre sur le rebord supérieur grâce à une cuillère à café. Sommes nous dans l’installation ? La performance ? On a beau essayer, on comprend difficilement comment cela peut finir dans une foire d’art contemporain, voire dans une quelconque galerie. Ces exposants pourraient encore se défendre en présenter « une œuvre qui n’inspire rien et qui est inexplicable. » Mais encore faudrait-il que nous soyons assez bête que pour se retrouver devant une interrogation sur l’œuvre précise plus que sur la place qu’elle occupe dans l’espace. 

Trois étages plus haut, deux arbres à chats sont délicatement posés sur un beau tapis rose. J’apprendrais plus tard qu’une de ces œuvres date de 1997 et a été exposée dans des galeries renommées internationalement. Le raccourci est facile : ce qu’une galerie prestigieuse aura alors exposé fièrement se retrouvent 20 ans plus tard dans une foire bruxelloise. La blague s’essoufflerait-elle ? Je pourrais continuer les exemples, plus indéfendables les uns que les autres en terme de contenu, portée, message, technique. Il ne s’agit pas d’incendier des pseudo-artistes ou des galeristes spécifiques, mais il est peut-être temps de dire stop à une dérive commerciale engendrant une chute qualitative aussi hallucinante qu’évidente. 


Bruxelles mérite mieux que cela, surtout maintenant ; mieux que des foires dans lesquelles des galeries viennent sortir leurs poubelles, associant quelques noms ronflants avec une kyrielle de blagues artistiques aussi affligeantes les unes que les autres. Des monochromes et des arbres à chats ? C’est ça la tendance artistique qu’on nous sert à Bruxelles. Pauvre ville qui, à force de voir son identité effacée décennies après décennies, se retrouve au centre d’un marché artistique nauséabond au discours aussi intelligent qu’un cendrier vide.

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